Faits

Des prospectives pour appuyer la décision publique

Chaque composante de notre environnement a son fonctionnement propre, et est impactée à sa manière par la pression des activités humaines et le dérèglement climatique. Les sociétés humaines se construisent en rapport avec leur environnement, et un changement de ce dernier impacte le fonctionnement des premières. Enfin, toutes ces dynamiques environnementales et sociales s’influencent entre elles, et agir sur l’une a souvent des conséquences sur les autres.

 

Dans cet entrelacs de causes et d’effets, il est nécessaire de trouver un équilibre pour savoir comment agir au niveau local, national, et international. C’est le rôle d’une agence comme l’ADEME, l’agence de la transition écologique en France, qui a vocation à accompagner l’Etat et les collectivités territoriales dans la mise en place de politiques de transition. L’ADEME s’appuie sur des travaux scientifiques pour modéliser les effets à plusieurs échelles des différentes politiques de transition écologique, afin de conseiller la décision publique. L’un de ses groupes de travail est le projet prospective énergie ressources, qui a pour objectif de produire des scénarios où la France atteint la neutralité carbone en 2050.

La neutralité carbone désigne le fait d’absorber, sur un territoire donné, autant de gaz à effet de serre qu’il en est émis, et ce faisant de ne plus augmenter la quantité de gaz à effet de serre présente dans l’atmosphère. La Loi « de Transition Énergétique pour la Croissance Verte », votée en 2015, introduit la Stratégie Nationale Bas Carbone (SNBC), laquelle a défini en 2019 l’objectif d’atteindre la neutralité carbone en 2050. Une fois ce cadre légal fixé, le groupe de travail du projet « prospective énergie ressources » de l’ADEME travaille à des scénarios permettant d’atteindre cet objectif. D’après Eric Vidalenc, le chef du projet, ce groupe de travail a vocation à informer l’opinion publique et les décideurs politiques des différentes façons d’arriver à la neutralité carbone. Si elles visent un même objectif, chaque option a des implications différentes et doivent être débattues publiquement.

Des scénarios de transformation écologique construits à un niveau international

L’équipe prend pour point de départ les scénarios développés par le GIEC (Groupe d’experts Intergouvernemental sur l’Evolution du Climat). Deux types de scénarios existent, basés sur un ensemble colossal de données et de théories scientifiques. Les RCP (pour « Representative Concentration Pathways ») représentent les évolutions potentielles du climat au cours du 21ème siècle, et les SSP (pour « Shared Socioeconomic Pathways ») représentent les évolutions potentielles des sociétés au cours de la même période.

Il y a quatre principaux RCP qui se distinguent par la quantité de gaz à effet de serre émise au cours du 21ème siècle : le RCP2.6, le plus optimiste et comportant le moins d’émissions, correspond au scénario « +1,5°C » du 5ème rapport du GIEC, publié en 2018, qui limite le réchauffement de la température moyenne de la terre à +1,5°C en 2100. Le RCP8.5 correspond à un scénario où les émissions de gaz à effet de serre continuent leur augmentation actuelle et nous emmèneraient vers un monde à +3°C minimum en 2100.

Les émissions sont d’origine humaine : elles résultent donc de formes d’organisation sociale. Il est par conséquent impossible de penser les scénarios d’évolution des émissions de gaz à effet de serre sans prendre en compte les évolutions sociales : c’est le rôle des SSP, qui exposent différents scénarios possibles concernant l’évolution internationale des sociétés et de l’économie au cours du 21ème siècle. Le SSP1 décrit un monde qui prend résolument la voie d’un développement soutenable et inclusif. Le SSP2 décrit un monde qui avance à pas moins décidés dans cette même voie. Le SSP3 est plus pessimiste et entrevoit une compétition féroce entre les pays, entretenue par un nationalisme exacerbé et multipliant les conflits. Le SSP4 envisage une explosion des inégalités à la fois entre les pays et à l’intérieur de ceux-ci. Le SSP5, enfin, est une forme de « business as usual », où le monde poursuit une croissance basée sur l’usage abondant d’énergies fossiles.

Ces scénarios, SSP et RCP, sont constamment en évolution. Le cinquième rapport du GIEC n’utilisait pas les SSP qui ont nécessité plus de temps pour aboutir. Ceux-ci seront inclus dans le 6ème rapport, qui devait être publié en 2022 mais sera probablement repoussé en raison de la pandémie (lien vers l’article ci-dessous). Sur la base des RCP et SSP, le GIEC a synthétisé quatre grands scénarios (appelés « Illustrative Model Pathways ») afin de rendre cet ensemble complexe de scénarios lisibles pour le grand public, numérotés de P1 à P4.

CDR : Carbon Dioxide Removal = Absorption du carbone de l’atmosphère
CCS : Carbon Capture and Stockage = Capture et stockage du carbone, mécanisme consistant à retirer le carbone de l’atmosphère pour le stocker dans la roche ou le sol.
BECCS : Bioenergy with Carbon Capture and Stockage = Capture et stockage du carbone, utilisé en parallèle avec la production d’énergie à l’aide de matière vivante (exemple : biocarburants)

Ces scénarios varient essentiellement en termes de sobriété dans la consommation, en impact carbone des manières de produire de l’énergie, et en hypothèses sur la possibilité de capturer et stocker le carbone. Le scénario P1 fait de l’environnement une priorité absolue : il réduit la demande globale en énergie, admettant toutefois que celle des pays du Sud puisse augmenter jusque 2050, tout en ne développant que le reboisement comme technologie de capture et stockage du carbone. Le scénario P2 suit le même principe avec un peu plus de souplesse, et inclut l’usage de technologies visant à stocker du carbone. Le scénario P3 agit peu sur la demande d’énergie mais se focalise sur la décarbonnation des modes de production de celle-ci. Enfin, le scénario P4 se concentre sur la capture et le stockage des émissions de gaz à effet de serre. Le tableau ci-dessous résume les évolutions de différents indicateurs clé pour chacun des scénarios.

Adapter au cas de la France

Ces scénarios sont une première dans l’histoire scientifique, qui n’avait jamais vu la réalisation de travaux de prospective aussi poussés. Ils permettent une forme de narration raisonnée du futur, montrant différentes options possibles en fonction des choix réalisés dans le présent. Ils définissent des logiques de transition au niveau global, qui peuvent ensuite se décliner à des échelles moins larges, comme au niveau de la France. Le projet « prospective énergie ressources » reprend les grandes lignes des scénarios P1 à P4 afin de les adapter au cas français. Son équipe, composée aux deux tiers d’ingénieurs, au tiers d’économistes et de sociologues, cherche à identifier les différents leviers accessibles à la France pour atteindre la neutralité carbone en 2050 : sobriété dans la consommation, efficacité des systèmes utilisant de l’énergie, production décarbonnée de l’énergie, organisation de la société, régulation économique…

Les grandes lignes des scénarios P1 à P4 définissent des logiques de transition qui se transcrivent bien à un niveau national. Dans un premier temps, l’équipe cherche à identifier les secteurs économiques susceptibles de porter les changements qu’impliquent l’objectif de neutralité carbone. Ceux-ci varient en fonction des scénarios : le scénario P4 implique par exemple le développement d’une filière de capture et stockage du carbone, aujourd’hui inexistante en France. Les scénarios P1 et P2, en revanche, impliquent une participation plus importante des citoyens dans la transition car ils reposent sur une multitude de décisions prises à un niveau local.

L’équipe réalise ensuite des modèles en combinant de nombreuses données quantitatives : indicateurs macro-économiques, superficies de sols artificialisés, qualité des sols, transports mesurés en milliards de tonnes-kilomètres… Plusieurs dizaines d’indicateurs sont utilisés. L’équipe réutilise également des modèles conçus dans d’autres laboratoires. L’objectif général est de réaliser une forme de maquette très complexe de la France, et d’étudier comment un changement, par exemple la proportion d’énergie renouvelable dans le total d’énergie produite, a un impact sur notre bilan carbone, notamment via les interactions qu’il crée avec d’autres secteurs de la société.

Cette adaptation permet de concevoir des représentations issues des scénarios possibles faisant consensus à un niveau international, en tenant compte des spécificités de la France. Par exemple, l’une des options proposées par le GIEC, au niveau mondial, pour décarbonner la production d’énergie, est de réduire la proportion d’énergie produite par des centrales à charbon et d’augmenter la proportion produite par le nucléaire, qui produit des déchets dangereux et nécessite une expertise importante pour être utilisé avec des risques limités, mais qui produit peu de gaz à effet de serre. Appliquer une telle mesure en France n’aurait aucun sens. Si le pays possède encore 4 centrales à charbon, responsables d’un peu moins de 10% de nos émissions de gaz à effet de serre, seule 2% de notre électricité est produite par ce moyen. Au niveau mondial, la moyenne est de 40%. Augmenter le nombre de centrales en France n’aurait pour seul effet que de nous faire produire beaucoup plus que l’électricité que nous consommons. Cela ne veut pas dire que notre mode de production d’électricité soit exempté de questionnements écologiques : les centrales arrivant bientôt au terme de leur durée de vie théorique, faut-il en construire d’autres ou s’orienter vers les renouvelables ?

En France, nous avons une situation un peu moyenne. Quatre secteurs sont principalement responsables, à peu près à parts égales, de nos émissions de gaz à effet de serre : le bâtiment, les transports, l’industrie et l’agriculture. Chaque secteur a ses marges d’évolution, différemment mobilisées dans chacun des scénarios développés par l’ADEME. La grande question des investissements définit l’orientation générale et le scénario vers la neutralité carbone qui sera choisi au final. Faut-il investir vers un développement des renouvelables, vers une amélioration de l’isolation des bâtiments, vers des filières de capture et stockage du carbone ? Comment mobiliser les fonds pour ces investissements ?

Des choix citoyens

Là s’arrête l’expertise de l’ADEME : une fois les quatre scénarios conçus et exposés, avec leurs avantages et inconvénients, leurs niveaux de faisabilité et leur probabilité d’atteindre l’objectif de neutralité carbone en 2050, la société dans son ensemble doit faire un choix. D’après Eric Vidalenc, l’objectif de l’ADEME est de montrer les différentes manières de parvenir à un même objectif de neutralité carbone. Selon lui, il n’appartient pas aux ingénieurs ou aux technocrates de choisir le chemin vers cet objectif.

C’est pourquoi les scénarios seront présentés le 19 mai à un ensemble d’acteurs de la société civile, allant du Réseau Action Climat au MEDEF, en passant par France Stratégie, et diverses entreprises. Les scénarios proposés intégreront ensuite les retours critiques et remarques de ces différents acteurs et seront présentés en 2021, soit un an avant l’élection présidentielle. Ce sera alors aux urnes de trancher sur la méthode pour parvenir à la neutralité carbone en 2050. Les scénarios constitueront alors un élément pour permettre aux électeurs de se forger une opinion, avec le compte rendu des travaux de la Convention Citoyenne pour le Climat, et toutes les autres sources d’information disponibles. Les films du projet « On s’adapte » pourraient également permettre d’appuyer ce processus, en donnant à voir de nouvelles représentations de ce quoi pourrait ressembler le monde en 2050…

 

Rédigé par Andy Battentier. Relu par Charlotte Fouillet
Remerciements à Eric Vidalenc de l’ADEME pour ses réponses à nos questions

Aller plus loin

DÉRÈGLEMENT CLIMATIQUE

#5 DÉMOCRATIE ET TRANSITION

L’ÉNERGIE

LA PRÉMÉDIATION

SANTÉ DE LA PLANÈTE, SANTÉ DES PERSONNES

Références

Pour en savoir plus sur la stratégie nationale bas carbone : https://www.ecologique-solidaire.gouv.fr/strategie-nationale-bas-carbone-snbc

Pour en savoir plus sur les scénarios de l’ADEME : https://www.ademe.fr/lademe/priorites-strategiques-missions-lademe/scenarios-2030-2050

Pour en savoir plus sur les Shared Socioeconomic Pathways : https://www.carbonbrief.org/explainer-how-shared-socioeconomic-pathways-explore-future-climate-change

Pour en savoir plus sur les Representative Concentration Pathways :

http://www.meteofrance.fr/climat-passe-et-futur/le-giec-groupe-dexperts-intergouvernemental-sur-levolution-du-climat/les-scenarios-du-giec

http://tntcat.iiasa.ac.at:8787/RcpDb/dsd?Action=htmlpage&page=welcome

https://www.skepticalscience.com/docs/RCP_Guide.pdf

Le document du GIEC présentant les caractéristiques des Illustrative Model Pathways : https://report.ipcc.ch/sr15/pdf/sr15_spm_fig3b.pdf

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