Prospective

Villes : repenser la valeur des projets d’urbanisme transitionnel

Pour Raphaël Besson, de Villes Innovations, la valeur des projets d’urbanisme transitionnel réside moins dans leurs impacts directs et marchands que dans leurs externalités. L’enjeu : impliquer davantage les parties prenantes et les habitants.

La friche la belle de mai, Marseille. Mingusmutter / Flickr Cc
De nombreux projets d’urbanisme « transitionnel » se différencient d’un urbanisme planificateur, rigide et descendant. Cet urbanisme transitionnel cherche à initier un développement urbain davantage connecté aux usages, aux ressources locales et aux besoins des habitants. On pense notamment aux projets d’urbanisme transitoire promus par des acteurs parisiens comme Plateau Urbain ou La Belle Friche qui visent, sur des terrains ou bâtiments inoccupés, à « réactiver la vie locale de façon provisoire ». On pense également aux projets d’urbanisme tactique, comme les tiers-lieux de la Fab City ou les laboratoires citoyens à Madrid, qui proposent une autre façon de « pratiquer l’urbanisme par les habitants et à l’échelle locale ». Ces projets formulent un certain nombre de promesses quant à leur capacité à induire un développement urbain plus ascendant, résilient, participatif et respectueux des habitants et des écosystèmes.
Mesurer les effets externes des projets d’urbanisme

Pour mesurer de telles promesses, différentes études d’impact de tiers-lieux, de fab labs ou de projets d’urbanisme transitoire ont récemment été publiées. Ces études ont le mérite d’expérimenter de nouveaux protocoles d’évaluation pour étudier des phénomènes urbains encore émergents. Mais elles restent encore largement confidentielles. Essentiellement produites par des experts et des chercheurs, elles sont destinées à un cercle restreint d’administrateurs de l’État ou de techniciens des collectivités. Il n’existe pas encore de protocole d’évaluation global s’appuyant sur des indicateurs partagés et co-construits, qui permettrait d’évaluer et d’objectiver collectivement les phénomènes observés.

Ces études traitent des impacts directs, matériels et quantifiables de projets d’urbanisme, comme le nombre de création d’emplois ou d’entreprises, le nombre d’espaces requalifiés, de jardins partagés, d’équipements et de services urbains créés, la revalorisation économique d’espaces vacants, le nombre de projets financés ou de bénéficiaires, etc. Mais elles peinent encore à objectiver les effets externes des projets, notamment la participation citoyenne, la stimulation des processus d’innovation et d’apprentissage, la transformation des modes de faire et de l’action publique, l’amélioration de la biodiversité urbaine, de la vie de proximité et de la coopération.

Or nous faisons l’hypothèse que la valeur principale de projets d’urbanisme transitionnel réside moins dans leurs outputs (leurs effets matériels directs et quantifiables) que dans leurs effets externes. Leur valeur est comparable à l’activité pollinisatrice des abeilles, dont la valeur est mille fois supérieure à l’output qu’elles produisent : le miel vendu sur les marchés.
Ouvrir la boîte noire des externalités des projets d’urbanisme transitionnel

Dans le domaine urbain, une externalité se produit lorsque l’activité d’une personne (d’un agent) crée un avantage (une externalité positive) ou un désavantage à autrui (une externalité négative), et ce en l’absence de toute contrepartie financière et sans que le bénéfice ou la perte n’aient été initialement planifiés. Les externalités se situent par conséquent en dehors de la programmation urbaine initiale et des échanges marchands, mais elles peuvent avoir des conséquences économiques déterminantes. On pense, par exemple, au modèle économique des laboratoires citoyens de Madrid, qui repose essentiellement sur le don/contre-don, l’échange, la confiance, le crowdfunding, la coopération, l’action en réseau et la contribution d’habitants et de collectifs. Des dimensions « hors marché », qui ne sont pas pour autant dénuées d’une profonde logique économique. Elles permettent en effet une requalification low cost voire gratuite de mobiliers urbains, d’espaces publics et d’équipements, mais aussi une revalorisation économique d’espaces vacants et de quartiers dégradés. Sans oublier la possibilité de tester de nouveaux usages et de réduire les risques d’erreur d’une programmation urbaine inadaptée (et de ses coûts induits), ou encore de capter des financements européens dédiés aux projets d’innovation urbaine et citoyenne (à l’image du programme « Urban Innovative Actions »). Ces externalités sont nombreuses, mais elles sont particulièrement complexes à observer et à mesurer. Elles sont souvent diffuses, invisibles, immatérielles et extérieures aux productions matérielles. Face à de telles difficultés, le risque serait de sous-évaluer les externalités et de réduire la portée des expériences d’urbanisme transitionnel à des actions cosmétiques ou événementielles, que d’aucuns qualifient même d’« urbanisme de palette ». Or ces expériences participent de l’invention de nouvelles démarches de développement urbain, plus en phase avec la question des communs urbains et des transitions. Par conséquent, il semble essentiel d’ouvrir la boîte noire des externalités des projets d’urbanisme tactique et transitoire afin d’en saisir la véritable portée.

Dans les villes, mobiliser et former des citoyens-chercheurs
Ces différents arguments nous ont incités à construire de nouveaux protocoles d’évaluation dans le cadre de trois projets que nous accompagnons actuellement : les pépinières urbaines de l’Agence française de développement, les tiers-lieux de Digne-les-Bains et le projet Valence Romans, Capitale des start-up de territoire, lauréat du concours Territoire d’innovation de grande ambition (TIGA). Le dispositif d’évaluation repose sur l’imbrication de quatre types de méthodes : un premier protocole qualifié d’expert (identification d’indicateurs d’impacts a priori), puis une méthode d’autoévaluation des porteurs du projet (pour redéfinir chemin faisant les actions et les objectifs avec les porteurs de projets), et enfin une évaluation citoyenne avec les usagers. L’enjeu est de former des habitants volontaires aux techniques de l’observation, de l’enquête et de l’évaluation afin qu’ils soient à même de livrer leur expertise d’usage et deviennent « les yeux et les oreilles » des chercheurs. Ces citoyens-chercheurs seront capables d’observer des processus particulièrement complexes à étudier : les processus d’innovation, d’apprentissage, de coopération, de transmission ou encore de transformation des usages et des modes de faire. Enfin, une quatrième méthode consiste en la création d’une plateforme de contribution citoyenne et de visualisation des externalités produites. La question de la représentation des données complexes est fondamentale. Elle doit être la plus intuitive possible, afin que tout un chacun ait la possibilité de s’approprier les résultats des évaluations. Au final, l’imbrication de ces quatre types de méthodes doit permettre d’assurer une évaluation collective et ancrée dans le territoire et d’objectiver non seulement les impacts directs, mais aussi les effets externes des projets d’urbanisme tactique et transitoire.

L’ouverture de cette boîte noire implique un renouvellement des méthodes d’évaluation traditionnelles de l’impact, en imaginant des protocoles d’évaluation construits avec des chercheurs-experts, mais aussi des porteurs de projet et des citoyens des territoires. Les protocoles d’évaluation doivent être adaptés à l’état d’esprit des projets d’urbanisme participatif ou transitoire. Ces projets se conçoivent comme de nouvelles modalités de l’action urbaine, et mobilisent ceux qui vivent et qui font les territoires au quotidien : entrepreneurs, habitants, étudiants, acteurs publics, élus… L’étude des effets au moyen de protocoles et de mesures statistiques classiques paraît ici presque impensable. Dans cette perspective, les indicateurs doivent être construits avec les acteurs du territoire, qui vont non seulement leur reconnaître de la valeur, mais aussi se les approprier et les intégrer dans une démarche de compréhension de leur action.

Ateliers citoyens – Medialab Prado, Madrid (Flickr)
Urbanisme transitionnel : comment trouver le juste prix du bien-être ?
In fine, cette démarche d’évaluation décentralisée et partagée doit permette de discuter collectivement de la valeur des expérimentations urbaines. Notre hypothèse est que les projets d’urbanisme transitionnel produisent davantage d’externalités positives (lien social, participation citoyenne, requalification, apprentissage, réemploi, promotion des circuits courts, résilience urbaine, etc.) que d’externalités négatives (gentrification, précarisation des acteurs, etc.). Afin que ces expérimentations urbaines ne se réduisent pas à de simples « compensateurs d’externalités » mais se pérennisent et fassent durablement transition, il est essentiel qu’elles puissent réinternaliser au sein même de leur modèle économique la valeur des externalités produites. La démarche d’évaluation des externalités doit donc être couplée à une démarche de quantification et de qualification de la valeur sociale. Cette orientation est défendue par des acteurs comme le Labo de l’ESS ou l’atelier d’urbanisme Approches. Mais elle est particulièrement complexe, car elle implique non seulement de négocier la valeur entre différents partenaires (les parties prenantes contributrices, les bénéficiaires, les financeurs), mais aussi de fixer un prix à des réalités « hors marché ». Les questions sont nombreuses : comment estimer monétairement des biens, des produits et des services sociaux, économiques ou environnementaux développés sur le mode de la coopération, du libre et de l’open source ? Comment valoriser économiquement des biens dont les caractéristiques d’indivisibilité, de non-rivalité, de non-excluabilité, les rendent semblables aux biens publics et par conséquent irréductibles au statut de marchandise ? Quel est le juste prix de la solidarité, des savoirs, du lien social, de la préservation de l’environnement ou du bien-être ? En réponse à ces problématiques, des solutions sont actuellement expérimentées. Évoquons notamment la notion de « paiement pour services écosystémiques » (PSE) dont le principe repose sur « l’idée d’un paiement (récompense, dédommagement) effectué par ceux qui bénéficient des services fournis par les écosystèmes à ceux qui en assurent le maintien ». La Commission européenne réfléchit aussi à la mise en œuvre d’un dispositif qui permettrait de rémunérer les agriculteurs qui protègent et valorisent l’environnement. Cet instrument novateur pourrait être étendu aux activités socio-économiques et environnementales des projets d’urbanisme transitionnel.

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