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« Inscrire le rapport aux animaux au cœur de la transition écologique »

Pour la philosophe Corine Pelluchon, qui vient de publier Réparons le monde (Rivages), la transition écologique suppose d’inscrire au cœur de la politique « les limites planétaires, le rapport aux animaux, la santé et la réduction des inégalités ».

© Mladen ANTONOV / AFP

Qu’a-t-on appris durant la crise sanitaire du Covid-19 ?

La pandémie a souligné notre vulnérabilité commune. Nous vivons sur la même planète et faisons face à des crises globales, comme la crise sanitaire actuelle et ses conséquences économiques, politiques et géopolitiques. Face aux catastrophes présentes et à venir, l’être humain peut être tenté par le déni et le présentisme. Mais la peur de la maladie et de la mort, quand elle ne provoque pas la panique, permet d’incorporer le savoir, d’être plus conscient. Il faut, toutefois, traverser sa peur pour la surmonter et agir de manière responsable. Chacun doit réfléchir aux conséquences non désirées d’un modèle de développement devenu irrationnel, car c’est ainsi que nous pourrons changer de modèle de développement.

Pourquoi face au péril climatique les changements tardent-ils à venir ?

L’être humain a beau être conscient des choses, il a des difficultés à modifier ses styles de vie. Sur le plan collectif, on n’a pas encore fait de la transition écologique l’axe principal d’un projet politique conduisant à réorienter l’économie. Les raisons de cette inertie sont multiples. D’abord, la croissance est encore fondée sur l’idée que les ressources seraient illimitées. Ensuite, les personnes valorisent la consommation de produits énergivores. Or la sobriété découle d’une transformation de soi qui concerne ses représentations, ses valeurs, et qui explique qu’on ait du plaisir à consommer autrement. Enfin, on a présenté la transition énergétique comme un fardeau en insistant seulement sur les sacrifices qu’elle demande. Or elle peut être l’occasion de remettre en question des modes de production qui sont périmés. On entend surtout des discours idéologiques et culpabilisants qui renforcent les résistances des individus. Pour réduire sa consommation de viande, par exemple, il faut aussi apprendre à cuisiner autrement et avoir dans la restauration collective des alternatives végétales. L’imagination et l’innovation sont les alliées de la transition écologique.

Dans ce processus de transition écologique, quels sont les leviers et les obstacles au changement ?

Les résistances aux changements viennent aussi de politiques qui, jusqu’à présent, ne savaient faire que du productivisme et adhéraient au credo néolibéral. La transition écologique suppose d’inscrire au cœur de la politique les limites planétaires, le rapport aux animaux, la santé, ainsi que la réduction des inégalités. Cela dit, ces sujets s’imposent progressivement, au moins chez les citoyens, comme des finalités du politique aussi importantes que la sécurité et la coexistence des libertés. Ce qui compromet le passage de la théorie à la pratique, et sous-tend le décalage entre cette prise de conscience et la réalité, s’explique également par le fait que les discours binaires et clivants saturent l’espace public. Les médias ont tendance à mettre en avant des personnalités qui aiment le clash. Pourtant, en démocratie, il faut à la fois rendre possible l’expression de points de vue contradictoires et savoir négocier, trouver des accords sur fond de désaccords. Dans l’idéal, il serait important aussi de redéfinir le rapport entre le niveau local et le niveau national, et de laisser plus de place aux expérimentations, au lieu d’imposer des mesures de manière technocratique et non contextualisée. Enfin, il y a un autre obstacle : les lobbys qui cautionnent l’extractivisme, le productivisme, etc.Il n’y a pas de transition écologique sans un remaniement profond de la subjectivité qui touche à la fois l’intellect et la sensibilité. Nos représentations sur notre place au sein de la création et sur notre condition terrestre modifient nos valeurs et ont un impact sur nos émotions et nos affects qui sont, avec les intérêts, les principaux moteurs de l’histoire. Prendre conscience de sa vulnérabilité et de sa dépendance à l’égard des autres, y compris des autres vivants, élargit la subjectivité. La conscience d’appartenir à un monde commun composé du patrimoine naturel et culturel et de l’ensemble des générations devient une évidence qui change la manière dont on interagit avec les autres et dont on utilise les ressources.

Que signifie réparer le monde ?

Réparer, c’est un terme à la fois modeste et ambitieux. Ce n’est pas le grand soir ni le retour au jardin d’Éden. C’est d’abord prendre conscience d’une destruction imminente, d’effondrements de tous ordres, climatiques et politiques, et se résoudre à faire sa part. Pour cela, on doit se demander ce qu’on veut préserver et reconstruire et ce qu’on va changer, parfois supprimer. Il y a cette idée d’un inventaire à la fois individuel et collectif. Ensuite, réparer le monde, c’est envisager des pistes constructives, proposer des outils théoriques et pratiques permettant d’initier des changements dans plusieurs domaines. Réparer le monde, c’est donc préparer l’avenir, même quand le présent est sombre, et faire ce qu’on peut ici et maintenant pour lutter contre le chaos. On a aujourd’hui l’occasion de penser la transition écologique dont les quatre piliers sont la lutte contre le dérèglement climatique, la santé, la justice sociale et le rapport aux animaux, sauvages et domestiques. Il y a à la fois une remise en question des fondements anthropocentristes, dualistes, des philosophies de la liberté qui ont servi de support au libéralisme, politique et économique, et une manière de s’inscrire dans le prolongement des droits de l’homme, de les renforcer. Car nous ne sommes pas seulement des êtres de liberté mais notre condition charnelle et terrestre, le fait que nous vivons d’air, d’eau, d’aliments, soulignent le caractère relationnel de notre existence. L’écologie, condition de notre existence, et la coexistence avec les animaux entrent en politique, parce qu’elles font partie de notre vie. De même, si l’air et l’eau sont pollués, notre liberté est menacée. Quant à notre économie, elle s’effondre en cas de crise climatique ou de pandémie.

Quelle est la place des autres vivants dans cette transition écologique ?

Parce qu’habiter la Terre, c’est cohabiter, nous partageons l’espace et les ressources avec les autres vivants. Nos relations aux animaux soulèvent des problèmes de justice, car nous nous octroyons une souveraineté absolue sur eux, détruisons leur habitat, alors que leurs normes de base et leur existence imposent des limites à notre droit de coloniser toutes les terres et de les détenir comme bon nous semble. La justice est une question de limites et l’éthique consiste à faire de la place aux autres. La violence envers les animaux est le reflet d’un modèle de développement déshumanisant et aberrant. C’est une question civilisationnelle. La cause animale a un rôle stratégique car elle met en lumière les dysfonctionnements de notre modèle de développement et, en raison de sa dimension émotionnelle, elle opère chez de nombreuses personnes une révolution intérieure qui les pousse à changer leurs styles de vie. Mais la pression que les personnes concernées par la cause animale doivent exercer sur la société et les pouvoirs publics doit être intelligente. Il ne s’agit pas de détruire les boucheries, mais de montrer que cette question est universelle et incontournable.

Existe-t-il des pistes de consensus concernant la cause animale ?

Absolument ! Parmi elles, la fin des cages pour les poules pondeuses ou les truies gestantes, la fin des mutilations à vif des porcelets, du limage de leurs dents, l’arrêt de la fourrure, l’arrêt des transports de plus de huit heures, etc. Le traitement médiatique de cette question fait penser qu’elle divise sans possibilité d’entente. C’est faux ! Des pistes concrètes font l’unanimité ou presque, et peuvent permettre d’amorcer des changements salutaires. La part des produits animaliers dans notre alimentation doit aussi être réduite. Dans les pays industrialisés, il est impératif de développer les céréales et de subventionner non les fermes et les usines mais les petites exploitations.

Quelles sont, selon vous, les conditions de la transition écologique ?

Déjà comprendre ce qu’est l’écologie, du grec oikos, le foyer des Terriens. L’écologie désigne la sagesse de notre habitation de la Terre, ce qui veut dire qu’elle a une dimension environnementale liée au défi climatique. Mais elle a aussi une dimension sociale et une dimension mentale, qui renvoient au remaniement psychique dont je parlais, à nos représentations, et à leur impact sur nos affects et notre comportement. Enfin, la transition écologique exige des changements structurels, dans les modes de production, les transports, la fiscalité, etc. Il importe de relocaliser la production et l’industrie, ce qui peut être également bénéfique pour créer des bassins d’emploi et des zones de convivialité dans des régions tombées en déshérence ; de travailler sur les circuits courts ; de rediriger les aides de la PAC des fermes et des usines vers l’agriculture biologique ; d’en finir avec les traités transatlantiques ; de réduire les déplacements inutiles, surtout en avion ; de valoriser la qualité. L’écologie ouvre un horizon d’espérance. L’important est que les individus soient les acteurs de la transition écologique. Les discours coercitifs ne produisent pas de changements durables. Cela n’exclut pas des réglementations économiques et juridiques, mais on doit faire en sorte que les individus aient envie de s’investir. Sans autonomie, c’est-à-dire sans liberté intérieure et sans responsabilité, chacun essaiera de se soustraire aux normes environnementales. L’écologie est un projet d’émancipation individuelle et sociale. Il s’agit autant de décoloniser les imaginaires que de réorienter l’économie. C’est un double défi, à la fois philosophique et politique.

Interview réalisée par Aurélie Darbouret

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