L’utilisation des plantes dans l’alimentation et la santé humaine est multimillénaire. Mais aujourd’hui, notre système de santé repose sur la confection de médicaments de synthèse et se détourne de cette matière première. Si ces plantes ne sont plus utilisées ainsi, cela signifie-t-il pour autant l’arrêt de leur exploitation ?
Interview de Bruno David (directeur Recherche substances naturelles des laboratoires Pierre Fabre). Propos recueillis par Hugo Dugast (chargé de communication)
Relectures : Hélène Soubelet (docteur vétérinaire et directrice de la FRB), Jean-François Silvain (président de la FRB), Agnès Hallosserie (secrétaire scientifique IPBES), Julie de Bouville (Responsable communication)
Si la Chine et l’Inde exploitent toujours les ressources naturelles pour se soigner, l’industrie pharmaceutique repose elle principalement sur des produits synthétisés. Cette tendance est-elle un atout ou un risque supplémentaire pour la préservation de la biodiversité ? Bruno David, directeur du département Recherche substances naturelles aux laboratoires Pierre Fabre, nous éclaire sur les usages et le devenir de ces ressources.
Depuis quand utilisons-nous des ressources présentes dans la nature pour notre santé ?
Les ressources naturelles, notamment les plantes, sont utilisées dans un but thérapeutique depuis la nuit des temps. Les plantes ont pendant longtemps été utilisées à de multiples fins, qu’elles soient alimentaires, cosmétiques ou thérapeutiques, sans véritable distinction. C’est l’homme moderne qui a séparé les plantes selon leurs usages, en créant des catégories réglementaires.
Les animaux utilisent aussi des végétaux pour se soigner. La discipline scientifique qui étudie l’automédication des animaux s’appelle la zoopharmacognosie. Elle a permis des découvertes étonnantes : certains primates sont capables de réguler leur fertilité avec des plantes, pour la favoriser ou la limiter, en fonction de l’abondance ou non de nourriture.
Nous pouvons donc imaginer que les premiers hominidés ont également développé une connaissance de ces ressources. Le choix de ces plantes ne peut s’expliquer que par des millénaires d’observations, d’essais positifs ou d’erreurs. Quand les plantes consommées ont produit un effet bénéfique, curatif ou psychoactif, les sociétés primitives ont intégré ces végétaux comme des éléments médicinaux ou sacrés de leur environnement. Nos sociétés ont profité de ces savoirs, mais, à travers le développement de l’industrie chimique, en ont fait un nouvel usage.
Quand s’est opérée la transition vers des produits de synthèse ?
Les premières molécules responsables de l’activité thérapeutique ont été isolées au début du 19e siècle. Par exemple, la morphine a été extraite vers 1805 par Sertürner, un pharmacien allemand. Cette morphine aux propriétés analgésique et sédative est le principe actif de l’opium, le latex desséché du pavot somnifère, utilisé depuis plusieurs dizaines de siècles. Le papyrus médical Ebers, datant de 1534 avant J-C, en fait déjà mention. D’après la recette 782 de ce papyrus, l’opium est administré comme somnifère aux enfants qui crient la nuit. Il ne fait aucun doute que le pavot et ses dérivés, dont la fameuse morphine, soient actifs dans cette indication. L’opium sera largement utilisé en Grande-Bretagne au 19e siècle pour envoyer dans les bras de Morphée des générations d’enfants.
Autre exemple, l’usage des feuilles de saules par les assyriens a conduit à l’extraction de la salicine au début du 19e siècle, puis à la synthèse totale de l’aspirine (acide acétylsalicylique) en 1897 à partir du phénol, un dérivé de la houille. L’aspirine est aujourd’hui le médicament le plus consommé au monde avec une consommation annuelle supérieure à 40 000 tonnes.
Notre industrie pharmaceutique repose-t-elle encore sur ses ressources génétiques ?
Les plantes, microorganismes, champignons et animaux ont fourni directement des principes actifs, c’est-à-dire des molécules ayant un effet thérapeutique, pendant des dizaines d’années, mais actuellement moins de 3 % des médicaments (en chiffre d’affaire mondial) ont pour principe actif une molécule extraite d’une ressource génétique.
Les plantes ont évolué sur le mode darwinien pour produire des substances toxiques, bioactives ou provoquant l’inappétence qui leur ont donné un avantage compétitif. Ces molécules naturelles utiles à la plante sont bioactives, mais elles nécessitent souvent d’être améliorées par modification chimique pour être utilisables en médecine humaine. L’industrie pharmaceutique s’est concentrée donc sur l’optimisation de ces molécules afin de les rendre plus spécifiques avec moins d’effets secondaires. Ces molécules ont été largement sources d’inspiration pour des principes actifs qui étaient produits de toutes pièces, par synthèse organique, pour être parfaitement adaptés au besoin thérapeutique comme ce fut le cas pour l’aspirine. Aujourd’hui cependant, la recherche de ces molécules, même comme source d’inspiration, s’est tarie.
Pourquoi s’est-on détourné de ces ressources génétiques et quel est leur devenir ?
La recherche classique puis le criblage à haut débit, qui consistait à rechercher à grande échelle et de manière robotisée des molécules actives dans des végétaux et des microorganismes, ont été abandonnés par les sociétés pharmaceutiques au tout début des années 2000. Le manque de productivité de cette recherche pour fournir des molécules toujours plus performantes ainsi que la complexité administrative pour accéder aux ressources génétiques sources ont eu raison de cette approche. Un large inventaire, issu de l’isolement des principes actifs les plus intéressants et les plus facilement accessibles, avait été déjà réalisé. De plus, d’autres approches plus novatrices et prometteuses comme les biotechnologies ou la chimie combinatoire ont monopolisé les ressources financières des laboratoires de recherche. La chimie combinatoire permet de générer des milliers de composés différents grâce à des automates qui assemblent des combinaisons de briques chimiques de base. Mais ce tournant pris par l’industrie pharmaceutique ne doit pas cacher un usage plus fréquent des ressources naturelles dans la médecine traditionnelle.
La pression sur les ressources génétiques est-elle importante du côté de la médecine traditionnelle ?
Des volumes croissants de plantes des médecines traditionnelles de Chine et d’Inde sont récoltés dans la nature pour satisfaire la demande interne de ces pays. Ces approvisionnements en plantes sauvages sont de plus en plus difficiles à réaliser car les milieux naturels régressent fortement devant l’exploitation forestière et l’anthropisation des écosystèmes comprenant l’extension des zones urbaines et des cultures. Moins de 5 % des espèces de ces médecines traditionnelles sont cultivées. À ce jour, selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), plus de 70 % de l’humanité se soigne par ces méthodes traditionnelles ; plus par nécessité économique que par choix idéologique. Il est en premier lieu important de conserver ce savoir et pour cela de préserver les ressources qui en sont la base.
Quelles perspectives pour ces médicaments traditionnels et comment protéger ces ressources ?
Dans l’objectif de protéger la biodiversité dans les pays du Sud, mais également pour l’efficacité thérapeutique, le développement de médicaments à base de plantes cultivées offre des perspectives intéressantes. Ces ressources bien contrôlées pourraient être utilisées pour préparer des médicaments sous formes standardisées, comme des sirops et des gélules. Depuis plus de 25 ans l’OMS, l’UICN et le WWF recommandent la mise en culture des plantes sauvages médicinales surexploitées pour éviter leur disparition. Par ailleurs, les lois d’accès aux ressources génétiques devraient permettre de générer un cercle vertueux (cf. schéma ci-dessous), ayant pour objectif un accès à ces ressources sauvages pour des utilisations durables générant des moyens qui seront affectés à des opérations de conservation de la biodiversité.
À l’occasion du nouveau rapport de l’IPBES sur l’état de la biodiversité mondiale prévu pour mai 2019, la FRB donne chaque mois la parole à des scientifiques qui travaillent sur les menaces qui pèsent sur la biodiversité, mais aussi sur les solutions pour y remédier. Juristes, économistes, biologistes de la conservation sont autant de chercheurs qui offriront chacun un éclairage précis sur l’état et le devenir des espèces et de leurs écosystèmes. Le troisième thème abordé est celui de l’exploitation directe des ressources, 2e cause de perte de biodiversité dans le monde.