Prospective

Un partage du pouvoir consenti pour sortir des crises sans fin

 

Comment aider les populations qui le souhaitent à sortir d’un chaos qui n’en finit pas ? Éric Beugnot (AFD) et Jacques Levard proposent un partage du pouvoir consenti, limité dans le temps, en contrepartie d’une aide massive et durable.

 

Manifestation violente contre le gouvernement à Port-au-Prince, la capitale d’Haïti, le 18 novembre 2019. Haïti est l’un de ces Etats sur la planète en proie à des difficultés socio-économiques majeures et chroniques. (Photo by Valerie Baeriswyl / AFP)

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Dans un précédent article, nous avions montré que l’aide internationale dans un contexte d’effondrement d’un État peut être rentable dans le sens où l’effort consenti, s’il est significatif, est en mesure de générer pour le pays une valeur ajoutée économique in fine supérieure. En partant de l’exemple du Cambodge, qui a bénéficié d’une aide massive après les accords de Paris (1991), nous avions imaginé une aide d’ampleur comparable en Centrafrique.

Il manquait à développer un élément important dans cette réflexion : la gouvernance de l’aide. Nous revenons ici sur l’idée audacieuse d’un partage du pouvoir consenti pour légitimer un apport externe massif : en deçà d’une masse critique, l’aide est probablement perdue et il convient de sécuriser son efficacité.

Rappelons pour commencer deux évidences : il n’y a pas de fatalité à la pauvreté. L’écart de richesse entre le Rwanda et la Centrafrique, deux pays enclavés proches géographiquement, se creuse. Le Costa Rica dispose d’un PIB par habitant six fois supérieur à celui du Nicaragua voisin. L’écart entre Haïti, pays en faillite, et la République dominicaine, si les statistiques du premier ont un sens, est de dix.

Ces écarts dépassent de loin ceux qui résulteraient du capital naturel et de l’histoire – en Europe les écarts entre pays vont de un à deux, voire trois au maximum. La faculté des Haïtiens à générer de la richesse n’est pas inférieure à celle de leurs voisins. Ce qui manque, c’est un cadre de stabilité nécessaire, entre autres, pour favoriser les investissements étrangers et domestiques.

Le concept de partage du pouvoir consenti

Il s’agirait de mettre en place un partage temporaire du pouvoir, consenti dans le cadre d’un partenariat avec les apporteurs d’aide. L’offre s’insérerait dans le jeu démocratique et aboutirait, une fois l’accord trouvé, à faire inscrire ce partage dans un texte suffisamment engageant,en contrepartie d’une aide massive pendant une période prédéfinie.

Ce partage doit être imaginé dans un équilibre qui garantisse les aspirations des populations et lui permette de faire valoir de véritables choix de développement. Ce partenariat le préserve en même temps des tentatives de prédation de tel ou tel clan.

L’équilibre pourrait passer, par exemple, par une Assemblée nationale resserrée, qui réserverait la moitié des sièges aux représentants des bailleurs et par un gouvernement d’union nationale. La représentation des bailleurs ne doit bien sûr être inféodée à aucun pays ou intérêt particulier et donc se concevoir dans un cadre multilatéral (comme avec l’Apronuc au Cambodge en 1992-1993, ou la Minuk au Kosovo en 1999-2001). On pourrait imaginer un « conseil » spécifique externe auquel il rendrait compte, comme une garantie supplémentaire d’indépendance et une force de rappel.

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L’aide devra viser autant les aspects régaliens (sécurité, justice, fiscalité…) et les infrastructures que l’appareil productif avec un investissement à la mesure de l’enjeu : constituer une administration efficace et une force productive employable. On ne raisonne plus en dizaines ou centaines de millions d’euros (ou de dollars) mais en milliards (comme au Cambodge), voire en dizaines de milliards si on l’applique à plusieurs pays.

La période du partenariat doit être suffisamment longue pour permettre à la fois des effets structurants (éducation, formation d’une classe moyenne sur une génération ancrée dans un véritable État de droit) et un cadre de stabilité permettant d’attirer les investissements – un peu dans l’esprit des accords de Nouméa (1998) signés après le conflit entre indépendantistes et loyalistes : ils visaient à garantir un statu quo politique, avec un accompagnement économique et social sur une durée de vingt ans, avant l’organisation d’une série de référendums.

L’enjeu majeur de l’acceptation d’un partage du pouvoir par la population locale

Les modalités d’acceptation d’une perte partielle de souveraineté, même pendant une période limitée, sont le principal obstacle pour le ou les partis qui consentiraient à rentrer dans ce jeu : on peut imaginer assez bien la charge de critiques de la part des opposants avant et après accord. Pour y faire face, ces partis devront déployer beaucoup de lucidité et de pédagogie, et inscrire sans doute ce projet dans un gouvernement d’union nationale. La recherche britannique sur les elite bargains (transactions entre élites) fournit, à cet égard, des pistes intéressantes.

Le momentum pour une telle évolution est important. Des élections nationales permettraient un débat public et une potentielle assise démocratique, avec les difficultés qui viennent d’être énoncées.

L’obstacle d’une cohabitation, enfin, avec un corps extérieur assimilé à une tutelle est à peine moindre : le surmonter implique à sa tête une gouvernance compétente en termes d’autorité, de diplomatie, de vision et, bien sûr, impartiale et irréprochable. Autour d’elle, une équipe dans l’idéal composée de ressortissants nationaux disposant d’une riche expérience des institutions internationales.

Les objections à la qualification éventuelle de « recolonisation » doivent, à notre avis, être écartées : il s’agirait d’un accord consenti, pour une durée limitée et dans un cadre multilatéral. Si dans le passé la colonisation a été légitimée par le biais de pseudo-accords, ou imposée par des coalitions après des épisodes de guerre, le jeu démocratique change ici la donne.

Il faut aussi considérer que les intentions des « puissances » ont progressé, avec le recul de 70 ans d’aide au développement. Toutefois, et c’est là une autre difficulté : il faut inventer un mode de gouvernance qui fasse accepter cette perte partielle de souveraineté, qui ait toute l’autorité nécessaire sans humilier. La sémantique utilisée pour ce processus devra être dégagée de tout relent post-colonialiste.

Un concept ambitieux mais proche des mécanismes de l’aide actuelle

Si on y réfléchit, ce dispositif n’est conceptuellement pas si éloigné des mécanismes de l’aide actuelle, il est simplement configuré à une autre échelle. L’aide courante, qu’elle soit sous forme de projet ou budgétaire, de prêt ou de don, reste soumise la plupart du temps à des conditionnalités. En outre, elle est souvent cadrée par de l’assistance technique étrangère.

Cette approche reste volontairement, à ce stade, à un niveau conceptuel général pour une appréhension globale et pour lancer le débat. Les principes, qui restent simples, ont déjà été appliqués. Ce qui change, c’est l’échelle et le mode de gouvernance. Des plans Marshall ont déjà été réclamés pour l’Afrique, mais l’absence de garantie de bonne utilisation des fonds était rédhibitoire pour les donneurs. La malédiction des ressources pétrolières pouvait leur donner raison. Aucune entreprise n’investit au capital d’une autre sans prendre une part de contrôle dans la gouvernance, à cette différence que la prise de capital est présumée définitive. Dans le cas d’espèce, le même principe serait retenu mais la prise de contrôle serait assortie de règles solides et surtout structurellement temporaire.

À l’échelle des milliers de milliards de soutiens déployés pour la crise des subprimes en 2009 et pour affronter la crise du Covid-19, on reste ici plusieurs crans en dessous. Il resterait, bien sûr, du côté des donneurs à organiser cet outil particulier de développement, à l’inscrire dans un multilatéralisme renouvelé, qui s’affranchisse d’intérêts divergents. Une expérience structurante qui pourrait lui redonner des couleurs.

La tentative de reconstruction à Haïti après le séisme de 2010 comportait nombre des principes exposés précédemment. Elle a échoué et les critiques ont été virulentes : l’aide massive n’est restée, pour une part, que promesse et le partage du pouvoir n’a pas été efficient. Les leçons de cette première expérience pourraient néanmoins servir aux suivantes. Deux points de vue, critique ici et partisan là.

Crises : des solutions nouvelles pour le monde d’après

Répétons notre conviction : une aide qui ne parvient pas à faire décoller un pays est perdue. En revanche, si elle atteint une taille critique, elle rapporte au pays plus qu’elle n’a coûté à la communauté internationale, pour le bien de tous. Et elle évite les coûts, présents et à venir, induits par ces situations de non-droit, qui finissent par affecter l’ensemble du monde.

La vision du « monde d’après » impose des solutions radicalement nouvelles, pour un avenir durable et juste. Le cadre qui vient d’être présenté ne se veut pas doctrine, mais hypothèse, à travailler avec un ou deux pays qui accepteraient de s’y prêter. Il aurait le mérite d’exister dans « l’arsenal de l’aide ».

L’enjeu est de libérer les populations qui le souhaitent d’un chaos qui n’en finit pas en les associant dans un dispositif qui génère une dynamique positive. Si les mots solidarité et monde en commun ont un sens, il appartient aux pays développés de proposer de véritables moyens pour trouver une issue à ces crises comme ils sont capables de le faire pour régler leur propre crise, avec la même détermination. Le monde en sortira grandi.

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Les opinions exprimées dans ce blog sont celles des auteurs et ne reflètent pas forcément la position officielle de leur institution ni celle de l’AFD.

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