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Et si Piñatex était l’avenir du design durable ?

 

Depuis cinq ans, la marque Piñatex se pose comme une alternative durable et végétale au cuir dans les secteurs de la mode et de la décoration d’intérieur, grâce à un concept révolutionnaire : des tissus fabriqués à partir de déchets de fibres de feuilles d’ananas.

Dr Carmen Hijosa / © Piñatex

Pensez à cette veste en cuir qui vous donne si fière allure. Réfléchissez maintenant à l’impact considérable que l’industrie du cuir peut avoir sur la planète. Alors que cette veste en cuir mettra des décennies à se dégrader une fois qu’elle ne sera plus portée, ou qu’elle sera démodée, son processus de fabrication consomme intensivement des ressources naturelles, qu’il s’agit des terres, de l’eau, de la nourriture pour le bétail et des combustibles fossiles. Les processus de tannage, eux, impliquent bien souvent l’usage de produits chimiques toxiques qui polluent ensuite les sols et les cours d’eau. Sans mentionner la question de la cruauté envers les animaux. Et s’il y avait une alternative ? C’est la question que le Dr Carmen Hijosa, fondatrice, directrice créative et responsable de l’innovation de l’entreprise sociale londonienne Ananas Anam, s’est posée sans relâche durant des années. Une interrogation qui l’a conduite à mettre au point un textile innovant et durable capable de remplacer le cuir dans le secteur de la mode et du design, fabriqué à partir de fibres de feuilles d’ananas — le Piñatex.

 

Designer et entrepreneure d’origine espagnole, Dr Carmen Hijosa possédait sa propre entreprise en Irlande, où elle réside, dédiée à la fabrication d’articles en cuir de luxe. Elle y travaillait depuis 15 ans lorsqu’elle est devenue consultante privée pour des entités internationales telles que l’UE et la Banque mondiale à la fin des années 1990. C’est en parcourant le monde pour leur compte qu’elle s’est aperçue que les normes de qualité de l’industrie dans certains pays étaient bien au-dessous des standards européens, et que la fabrication du cuir avait un coût social et environnemental inacceptable pour elle. « À l’époque, la durabilité n’était pas encore un enjeu global, mais elle en est devenue un pour moi », explique la fondatrice d’Ananas Anam, alors déterminée à trouver une alternative.

 

L’inspiration lui est venue lors d’un de ses voyages, en travaillant aux côtés des communautés agricoles et de tissage aux Philippines, où celles-ci tissaient à la main des textiles depuis des siècles avec des fibres de feuilles d’ananas en utilisant des techniques mécaniques traditionnelles. Pour concevoir ces textiles, les communautés se servent des fibres des feuilles d’un ananas spécialement cultivé — l’oignon rouge espagnol, qui donne de petits ananas et de longues feuilles. C’est à partir des déchets de l’agriculture commerciale de l’ananas que le Piñatex a pu être développé. En effet, souvent délaissées et laissées pour compte, ses feuilles pourrissent sur le sol, jusqu’à devenir nuisibles pour l’environnement, en générant des tonnes de déchets et en libérant du CO2 dans l’atmosphère lors de leur décomposition. Et comme elles contiennent des fibres cellulosiques, elles ne peuvent pas être utilisées directement comme engrais. Alors pourquoi ne pas essayer de fabriquer un matériau semblable au cuir à partir des déchets industriels de la récolte d’ananas ?

© Piñatex

C’est avec cette question en tête que le Dr Carmen Hijosa a quitté son ancienne entreprise et s’est embarquée dans un doctorat au Royal College of Art and Design de Londres, pour rechercher et développer le matériau qu’elle pensait pouvoir créer. Il lui aura fallu cinq ans pour mettre au point le Piñatex, finalement lancé sur le marché à la mi-2015 et devenu depuis le produit phare d’Ananas Anam. “De ce « Et si » initial est née toute une nouvelle industrie« , se félicite-t-elle. Aujourd’hui, son entreprise fournit son alternative végétale au cuir à de grandes marques de mode telles que Hugo Boss et H&M, ainsi qu’à de plus petites aussi soucieuses de l’environnement comme Bourgeois Bohème à Londres. Des chaussures, des sacs, des bracelets de montres, des vêtements, mais aussi des sièges de voiture et des meubles de décoration intérieure peuvent être créés en utilisant du Piñatex. Mieux encore : le processus de fabrication de ce textile est tout aussi écologique et socialement responsable que ses matières premières.

 

L’entreprise travaille avec sa propre filiale indépendante et plusieurs coopératives rurales aux Philippines pour s’approvisionner localement en feuilles d’ananas. Située à Mindanao, l’une des régions les plus pauvres du pays, la plus grande coopérative, appelée T’Boli, emploie plus de 113 producteurs d’ananas, hommes et femmes, qui disposent désormais d’un revenu supplémentaire en dehors des récoltes saisonnières. « Certains de ces travailleurs ont dû mal à trouver des emplois stables, donc ils ne sont pas là uniquement pour le revenu, mais aussi pour le sentiment d’appartenance à une communauté. Ils peuvent désormais rester chez eux, subvenir aux besoins de leur famille, sans avoir à partir pour les grandes villes. C’est l’un de nos principaux moteurs« , explique Carmen Hijosa.

 

Les agriculteurs collectent les feuilles, puis les décortiquent par un procédé mécanique, à l’aide d’une machine spécialement conçue —appelée machine de décortication— qui évite le recours aux produits chimiques. La machine sépare les fibres dures et les parties les plus douces des feuilles, la biomasse. Les fibres sont ensuite lavées à l’eau et séchées dans le sable, tandis que le résidu de biomasse, qui contient beaucoup de nutriments, est mélangé à d’autres déchets organiques et utilisé comme engrais. Une fois prêtes, les fibres sont emballées et envoyées à l’usine pilote d’Ananas Anam, près de Manille, pour y être purifiées, afin de ramollir les fibres et de les transformer en cellulose en utilisant des produits chimiques naturels tels que des enzymes. La cellulose peut ensuite être nettoyée et coupée par un autre procédé mécanique —le cardage— avant de passer par un procédé de non-tissé pour créer le tissu. Les tissus sont ensuite envoyés en Espagne, près de Barcelone, pour être transformés en produit final à l’aide de procédés de finition textile utilisant des résines et des pigments éco-certifiés.

 

Ainsi, l’entreprise —désormais certifiée B-Corp— donne chaque mois une valeur ajoutée à une moyenne de 80 à 100 tonnes de déchets de feuilles, en séquestrant le CO2 et en le piégeant dans les fibres. « Au moins jusqu’à la fin de vie du produit. C’est pourquoi notre objectif est de le recycler, ce qui est déjà théoriquement possible si nous le broyons et utilisons les fibres à nouveau« , explique Carmen Hijosa. En tout, de la feuille à la vente en ligne, l’empreinte carbone d’un mètre carré de Piñatex est bien meilleure que celle du cuir traditionnel — 2,69 kilogrammes de CO2 pour l’alternative végétale, contre 30 kilogrammes de CO2 par mètre carré pour le cuir, selon le Higgs Index. « Et nous pouvons encore améliorer l’utilisation de l’énergie pour réduire encore plus notre empreinte« , admet la designer.

 

Disponibles dans le monde entier sur une plateforme de vente en ligne, les tissus Piñatex peuvent être achetés soit au mètre linéaire —1 mètre de long pour 1,55 mètre de haut—,  soit en gros, afin de satisfaire tous ceux qui souhaitent les utiliser, y compris les étudiants en design, les petites et les grandes marques de mode. « Le mètre linéaire peut coûter jusqu’à 58 euros, ce qui reste plus abordable que le prix moyen du cuir« , explique Carmen Hijosa. L’entreprise compte aujourd’hui plus de 1 000 clients dans le monde entier, dont l’une des plus grandes marques de vêtements de sport au monde — que la fondatrice d’Ananas Anam souhaite garder secrète. Et même si certaines applications peuvent encore représenter un défi pour Piñatex, qui n’est pas encore aussi résistant à l’eau que le cuir au fil du temps, « il existe un marché en pleine croissance pour l’industrie automobile et les intérieurs« , explique sa créatrice. « Un type de Piñatex spécifiquement adapté à l’automobile est en cours de développement, ajoute-t-elle, ainsi qu’un nouveau type de fil à base de plantes« . « Nous n’arrêtons jamais de rechercher et de développer de nouvelles idées et des améliorations« , conclut le Dr Carmen Hijosa, prouvant que parfois, « Et si ? » peut être la meilleure question à se poser.

 

 

Cet article a été écrit dans le cadre d’une série produite pour open_resource par Sparknews, une entreprise sociale française qui vise à faire émerger des nouveaux récits pour accélérer une transition écologique et sociale à la hauteur des enjeux de notre époque.

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