L’excès de nutriments comme l’azote peut être bon pour promouvoir les cultures, mais pas la biodiversité. Autrefois facteur limitant de notre agriculture, l’azote est aujourd’hui facilement accessible à travers l’utilisation d’engrais de synthèse. Son utilisation systématique entraine des fuites dans les eaux ou l’atmosphère, et bouleverse la composition des écosystèmes.
Auteur : Didier Alard (professeur à l’université de Bordeaux)
Relecture : Hugo Dugast (chargé de communication à la FRB), Agnès Hallosserie (secrétaire scientifique IPBES), Jean-François Silvain (président de la FRB), Hélène Soubelet (docteur vétérinaire et directrice de la FRB), Julie de Bouville (responsable communication de la FRB)
L’azote, bien que majoritaire dans notre atmosphère (78 % de l’air), est un élément limitant de la croissance pour les règnes animal et végétal dans de nombreux écosystèmes (Vitousek & Howarth, 1991). Il y a sur Terre beaucoup d’azote inerte (N2), mais peu de composés azotés réactifs comme le nitrate (NO3), l’ammonium (NH4) et l’ammoniac (NH3) qui sont les principales formes assimilables par les plantes, à l’exception de quelques familles botaniques comme les légumineuses fixant l’azote atmosphérique grâce aux symbioses avec des bactéries. Ceci amène un paradoxe évident qui resta longtemps indépassable : l’azote est partout sur la planète mais naturellement accessible seulement par quelques organismes qui conditionnent l’ensemble de l’accès à cette ressource pour toute la chaîne du vivant. Le cycle de l’azote, naturel comme anthropique, fut donc au départ basé sur une économie du recyclage de l’azote contenu dans les matières organiques en décomposition.
Les assolements1 dès le Moyen-Âge, les pratiques agricoles cherchant à bénéficier au mieux des fumures animales, la collecte des « boues, racluns et immondices urbaines » dans les villes du monde témoignent de ce souci historique et général de réinjecter cet engrais « naturel » dans les sols (Barles, 2005). Jusqu’au début du 20e siècle, « le fumier était or » selon les mots de Victor Hugo dans Les Misérables, invitant les villes à fumer la plaine au lieu de le jeter aux égouts « en empestant les eaux et en appauvrissant les sols ». Et puis, il y a un siècle, deux chimistes allemands inventent les engrais minéraux et le procédé Haber-Bosch qui permet la synthèse de l’ammoniac à partir de l’azote de l’air et l’hydrogène. C’est peu dire que cette histoire fût un succès. Associés à de nouvelles techniques culturales et de nouvelles variétés de pesticides, les engrais chimiques produits à échelle industrielle ont permis la révolution verte et l’intensification agricole mondiale, accroissant les rendements et permettant à de nombreuses régions de s’approcher de l’autosuffisance alimentaire. Cependant, les coûts environnementaux et sociaux de l’agriculture industrielle ont longtemps été ignorés. Ils se sont cumulés à d’autres coûts liés à d’autres transformations concomitantes : l’accroissement des combustions d’hydrocarbures d’origines domestique et industrielle a multiplié les apports d’une autre source d’azote réactif, les oxydes d’azote, dont certaines formes comme le protoxyde d’azote (N2O) entrent dans la catégorie des gaz à effet de serre. La durabilité de ce système est aujourd’hui mise en question à mesure que la dégradation de la qualité des eaux de surface et souterraines ou encore que l’impact sur les sols et la biodiversité se font sentir (Gowdy & Baveye, 2019).
L’azote est indispensable aux plantes mais se répand dans tous les milieux
Les excès d’éléments nutritifs dans l’environnement sont parfois anciens, liés aux eaux usées et affectant d’abord les écosystèmes aquatiques. Le processus d’eutrophisation2 dans les lacs, les grands fleuves et les eaux littorales se déroulant sur des temps courts est bien connu et identifié au travers de manifestations bien visibles telles que la multiplication du phytoplancton et des algues dans les zones côtières (Pinay et al., 2018). Mais les changements profonds liés à notre développement qui ont affecté le cycle de l’azote depuis un siècle ont généré de multiples transferts d’azote, y compris dans l’environnement non aquatique. Ce mécanisme est décrit comme une « cascade d’azote » alimentant de façon continue et de plus en plus intense l’hydrosphère et l’atmosphère affectant ainsi tous les milieux (Galloway et al., 2008). La production d’azote réactif a été multipliée par 10 en 100 ans, et la tendance s’accélère. Au plan mondial, les transports d’azote dans l’atmosphère et les dépôts sur les écosystèmes qui en résultent sont devenus un des processus majeurs de transport et de redistribution de l’azote réactif sur les milieux terrestres. Les « fuites » d’azotes se font multiples tout au long des chaînes de transformation agricole : à la source des engrais lors de leur production, autour des bâtiments d’élevage et lors des épandages aux champs. Plus la chaîne est longue, plus les fuites sont nombreuses : les conséquences de ces apports continus d’azote sur les écosystèmes sont progressivement décryptées et elles sont nombreuses.
Au Royaume-Uni, une étude a montré que le déclin de la richesse en espèces végétales dans les prairies était directement lié à cette pollution azotée (Stevens et al., 2004). Le mécanisme est simple : les dépôts atmosphériques agissent comme une fertilisation, favorisant les espèces productives qui éliminent par compétition les plantes à croissance plus lente. Les conséquences sont diverses : plus de biomasse et de croissance pour quelques espèces productives comme les graminées, moins de plantes à fleurs, avec la conséquence d’accueillir moins d’insectes pollinisateurs.
Un processus d’eutrophisation terrestre, aux conséquences semblables à celles de la fertilisation agricole, mais qui affecte tous les écosystèmes, y compris au sein des espaces protégés en théorie des intrants classiques de l’agriculture incluant les engrais mais aussi les pesticides ! Sur des sols acides, le processus peut être plus complexe que le simple enrichissement en nutriments. Dans ces conditions, l’ammonium a un effet d’acidification qui peut aller jusqu’à un relargage d’aluminium, ajoutant un effet toxicité du sol à l’effet acidifiant, amplifiant ainsi la perte de biodiversité dans l’écosystème. Par contre, les milieux calcaires qui neutralisent l’acidité sont protégés de ce mécanisme.
Les retombées d’azote atmosphérique transforment les écosystèmes
Ces mécanismes ont été décrits sur de larges échelles géographiques et sont renforcés par quelques études historiques couvrant les 50 à 70 dernières années. Ces dernières attestent de cette perte de biodiversité affectant la plupart des prairies permanentes. Ce phénomène constitue en Europe un enjeu de conservation, présent dans la directive Habitats dès 1992. Les charges critiques, c’est-à-dire les doses minimales qui engendrent ces changements, sont relativement faibles pour les milieux les plus sensibles (5-10KgN/ha/an) et peuvent atteindre 35 kg/ha/an pour les milieux les plus résistants. Ces doses sont atteintes dans les milieux d’une grande partie des territoires européens, et largement dépassées dans certaines régions. Même si l’on reste loin des 200 kilos d’azote par hectare que peut recevoir annuellement un champ de blé, les cumuls annuels de retombées d’azote atmosphérique peuvent atteindre localement des niveaux équivalents à la fertilisation agricole moyenne des prairies permanentes françaises, c’est-à-dire autour de 50 kg/ha/an. En France, la vigilance pour la pollution de l’air est focalisée sur la santé humaine, mais oublie les impacts sur la santé des écosystèmes. Les réserves naturelles anglaises ou allemandes, elles, intègrent maintenant dans leurs plans de gestion un volet « compensation », par exemple en favorisant le déplacement de la biomasse par la fauche pour « exporter » cet azote en surplus.
L’empreinte de ces retombées d’azote atmosphérique est également détectée dans les écosystèmes forestiers mais la difficulté de différencier ce signal d’autres effets de l’environnement reste un problème constant dans les études à l’échelle continentale (Verheyen et al., 2012). La raison en est que la gestion des prairies et des forêts est elle-même susceptible de modifier les bilans d’azote en faisant varier le taux de prélèvement de l’herbe ou du bois et le taux de restitution de nutriments par le fumier ou la litière. Dans des contextes de pratiques changeantes, la part de la pollution atmosphérique dans une dynamique globale est parfois difficilement mesurable. À ces phénomènes uniquement liés aux fuites d’azote dans l’environnement s’ajoute l’impact du réchauffement climatique.
L’étude des interactions avec le changement climatique suggère en effet de possibles synergies, de sorte que les bouleversements rencontrés par les écosystèmes s’additionnent sous l’effet des deux pressions. En montagne, milieu sensible par excellence, cette synergie a été montrée sur des prairies d’altitude où l’effet combiné azote/climat a abouti en 60 ans à transformer les prairies d’origine en des milieux plus productifs et surtout moins originaux (Boutin et al., 2017). Paradoxalement ici, le nombre d’espèces s’accroît mais c’est une flore des plaines, plus généraliste et moins rare, qui pénètre ces écosystèmes particuliers : la richesse au prix de l’originalité.
L’excès d’azote : une composante reconnue du changement global
Le constat apparaît de plus en plus évident à mesure que s’accumulent les études. L’augmentation des fuites d’azote dans l’environnement et les retombées atmosphériques qui en résultent sont des phénomènes d’ampleur, qui accompagnent le changement climatique et les changements d’usage des terres pour constituer un des éléments majeurs du changement global auquel sont confrontés les espèces et les écosystèmes. La communauté scientifique, autour de l’initiative internationale sur l’azote (INI) tente de coordonner les travaux scientifiques et d’alerter les politiques publiques. En Europe, la publication en 2011 d’une synthèse scientifique monumentale sur l’azote (Sutton et al., 2011) a été une étape cruciale de mobilisation des communautés de chercheurs. La traduction dans les politiques reste modeste même si se multiplient les programmes de fertilisation raisonnée ou les nouvelles techniques d’épandage « par injection » dans le sol, pour éviter la dispersion atmosphérique. Restent les stratégies individuelles qui, fortes de ces connaissances, peuvent tenter d’atténuer les fuites à la source du phénomène et l’« empreinte azote » de chacun : manger local, diminuer sa consommation de viande. Une ambition collective immense, dans un monde où les échanges internationaux sont la règle (Galloway et al., 2008) et où la biomasse mondiale du cheptel agricole est dix fois plus importante que celle des mammifères sauvages (Bar-On et al., 2018).
À l’occasion du nouveau rapport de l’IPBES sur l’état de la biodiversité mondiale prévu pour mai 2019, la FRB donne chaque mois la parole à des scientifiques qui travaillent sur les menaces qui pèsent sur la biodiversité, mais aussi sur les solutions pour y remédier. Juristes, économistes, biologistes de la conservation sont autant de chercheurs qui offriront chacun un éclairage précis sur l’état et le devenir des espèces et de leurs écosystèmes. Le quatrième thème abordé est celui de l’exploitation directe des ressources, 5e cause de perte de biodiversité dans le monde.
1. Succession de cultures visant à gérer la fertilité des sols par une rotation pluri-annuelle (alternance entre terre en culture et en jachère)
2. Apport excessif d’éléments nutritifs dans les eaux, entraînant une prolifération végétale, un appauvrissement en oxygène et un déséquilibre de l’écosystème.